« Ils m’ont sauté dessus, cloué au sol et passé les menottes », se rappelle Aaron Lakoff. « Je portais très clairement une carte de presse », ajoute-t-il. L’incident s’est produit en juin 2012, dans le cadre d’une manifestation que l’organisateur communautaire et journaliste d’expérience couvrait pour Concordia University Television (CUTV), une station de télévision communautaire soutenue par des bénévoles et ouvertement promilitante.
Un rapport publié en juin 2015 par la Ligue des droits et libertés, un groupe montréalais de défense des libertés civiles, documente 55 arrestations de masse au Québec, entre 2011 et 2015, à la suite desquelles près de 6 000 personnes ont été accusées d’infractions relatives aux manifestations. Au cours de cette même période, des journalistes couvrant les manifestations rapportent avoir été verbalement intimidés, agressés et arbitrairement détenus ou arrêtés par la police. Si les tensions entre la police et les journalistes augmentent partout au Canada depuis plus de dix ans, le problème est devenu endémique à Montréal.
Une tendance de longue date
L’escalade de la répression à l’égard des journalistes coïncide avec le changement de tactiques en matière de contrôle des foules opéré à la suite de l’émergence du mouvement antimondialisation vers la fin des années 1990. En avril 2001, la photojournaliste Louise Bilodeau a été arrêtée lors d’une manifestation contre le Sommet des Amériques à Québec. « Je leur montrais mon appareil photo, ma carte de presse, il n’y avait rien à faire », explique Mme Bilodeau dans une entrevue accordée au Trente, le magazine de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ).
Près d’une décennie plus tard, le journaliste pigiste Jesse Rosenfeld a été arrêté dans des circonstances similaires pendant qu’il couvrait le Sommet du G20 de 2010, à Toronto, pour The Guardian. Avec plus de 1 000 arrestations en un seul weekend, le G20 de 2010 a marqué le point culminant d’une vague de répression policière au Canada inégalée jusqu’à la grève étudiante de 2012. Au cours du « Printemps érable », un mouvement social de six mois s’étant répandu partout au Québec, de nombreux incidents de violence policière contre des journalistes ont été rapportés, tout particulièrement à Montréal, où les manifestations quotidiennes faisaient l’objet de violentes interventions de la part de la police.
Pendant que le gouvernement du Québec adoptait une loi spéciale interdisant pratiquement les manifestations non autorisées, les autorités montréalaises amendaient de leur côté le règlement P6 de sorte que toute manifestation dont le trajet n’était pas approuvé par la police devenait de facto illégale. Le règlement P6, très controversé, ainsi que l’article 500.1 du Code de la sécurité routière du Québec ont couramment été utilisés pour détenir des centaines de manifestants et manifestantes pendant et après le Printemps érable. L’an dernier, la Commission des droits de l’homme de l’ONU a condamné la « répression accrue des manifestations » et exprimé des préoccupations quant à « l’usage excessif de la force par des policiers lors des arrestations massives » au Canada.
Relations sous tension
Les journalistes couvrant les manifestations au Québec « suivent généralement les ordres raisonnables de la police », souligne William Ray, un ancien membre de CUTV. « Nous n’interférons jamais avec le travail d’un agent de la police », affirme-t-il, expliquant que les journalistes comme les citoyens et citoyennes affirment de plus en plus leur droit de documenter les manifestations et les opérations policières.
« Je suis très consciente du travail de la police », ajoute Annik MH de Carufel, une photographe du Devoir qui a couvert d’innombrables manifestations au cours des dernières années. Elle constate que le contrôle policier « s’est resserré » à l’égard des manifestantes et manifestants ainsi que des journalistes.
De nombreux rapports bien documentés indiquent que la police a fréquemment eu recours au poivre de Cayenne, aux boucliers, aux matraques et à plusieurs armes non létales comme les balles de plastique (bâtons cinétiques), les gaz lacrymogènes et les grenades assourdissantes, ciblant parfois des journalistes et leur équipement. « J’ai été poivré, j’ai eu du gaz irritant ; des fois, même si tu as une caméra, il s’en sacrent », affirme Marc Latendresse, cameraman pour Global News. Bien que cette répression touche à la fois les journalistes des médias traditionnels et ceux des médias alternatifs, des membres de CUTV et d’autres journalistes indépendants couvrant des manifestations ont à quelques reprises été détenus ou ciblés et agressés par la police.
« Nous n’avons jamais accepté leur version des faits », explique M. Ray au sujet de ces mauvais traitements. Il souligne que les images obtenues par la station contredisaient souvent le « récit présenté par la police ». En effet, l’équipe de recherche de l’émission Enquête de Radio-Canada s’est servi du matériel de CUTV et d’autres images de journalistes indépendants pour démontrer que des agents de la Sureté du Québec (la SQ, la police provinciale du Québec) avaient menti au public à propos de l’usage irresponsable des bâtons cinétiques lors de l’émeute de Victoriaville en mai 2012, au cours de laquelle trois manifestants ont été gravement blessés.
Depuis 2012, la police a régulièrement et agressivement empêché des journalistes de documenter ses opérations. En février 2013, Daniel Lacoursière, agent relationniste médias du Service de police de la ville de Montréal (SPVM) a été filmé en train de se ruer sur un vidéo-journaliste de La Presse et de le menacer de porter des accusations d’entrave au travail de la police sous le prétexte que celui-ci filmait une arrestation de trop près.
Entraves au travail des journalistes indépendants
« Les journalistes doivent pouvoir faire leur travail », insiste Lise Milette, la présidente de la FPJQ. Pour elle, l’interférence physique n’est qu’un aspect du problème. Elle souligne que la police de Montréal a récemment commencé à chiffrer ses communications radio, ce qui rend les journalistes d’autant plus dépendants du service des relations publiques du SPVM pour obtenir des sources et suivre les événements en temps réel. Madame Millette affirme que la FPJQ maintient tout de même « un canal ouvert » avec les responsables des relations médias du SPVM pour garantir que les journalistes professionnels ne soient pas maltraités par la police et soient rapidement relâchés s’ils se retrouvent coincés dans une souricière.
Cette protection ne s’étend toutefois pas aux journalistes qui ne sont pas membres de la FPJQ. Shane Murphy, un photojournaliste du McGill Daily, a été violemment interpelé et mis à l’amende pendant qu’il couvrait une manifestation anti austérité en mai 2015. Un an plus tôt, monsieur Murphy avait été atteint par un bâton cinétique tiré à bout portant pendant qu’il couvrait une manifestation étudiante. Il a plus tard intenté une poursuite contre le SPVM, qui a récemment fait l’objet d’un règlement hors cour.
En juillet 2015, Matt D’Amours, journaliste de 99 % Media et The Link, le journal étudiant de l’université Concordia, diffusait en direct sur Internet des images d’une manifestation lorsqu’il a reçu une contravention en vertu de l’article 500.1 du Code de la sécurité routière du Québec (CSR). « J’ai été détenu », explique-t-il. « Ce qui est encore plus alarmant, c’est que l’agent qui m’a donné la contravention s’est physiquement emparé de mon matériel d’enregistrement et a mis fin à la diffusion en direct, malgré mon objection explicite. » L’article de loi invoqué ayant été depuis déclaré inconstitutionnel, l’accusation a été retirée plus tôt cette année.
« Des erreurs ont été commises des deux côtés », a admis le commandant Ian Lafrenière, directeur des communications du SPVM, à l’occasion d’une rencontre avec des représentants des médias indépendants. Même si le service des communications du SPVM (qui n’a pas répondu à nos demandes d’entrevue) a rédigé une série de « règles de base pour la couverture médiatique des événements de masse », il ne semble pas que ces consignes aient atténué l’interférence policière sur le terrain.
Des journalistes assurant la couverture d’une manifestation étudiante le 18 décembre 2015 ont rapporté que des policiers en uniforme et des agents en civil avaient directement fait obstacle à leur travail. Jon Cook, rédacteur en chef du journal The Link, relate qu’un policier en civil aurait sciemment « bloqué la vue » du photographe Brandon Johnson, qui tentait de capter les arrestations arbitraires de manifestants pacifiques auxquelles procédaient deux autres agents en civil du SPVM. Matt D’Amours précise que les journalistes n’entravaient aucunement le travail des policiers : « Nous étions tous clairement identifiés comme journalistes, nous nous tenions à une distance raisonnable des policiers et aucun d’entre nous n’adoptait un comportement provocateur ou agressif envers la police », dit-il, ajoutant que lui et d’autres journalistes ont tout de même reçu l’ordre de se disperser.
Le problème persiste
Bien que le problème de la répression des journalistes soit très répandu au Québec, des histoires semblables ont aussi été rapportées dans d’autres régions du pays. En 2013, Miles Howe, un journaliste de la Media Coop d’Halifax, a été arrêté à trois reprises alors qu’il couvrait les manifestations contre la fracturation à proximité de la communauté Mi’kmaq d’Elsipogtog, au Nouveau-Brunswick. Un tel musellement des médias d’information, et en particulier des journalistes indépendants, semble correspondre à une stratégie délibérée de la police visant à empêcher l’examen public légitime de tactiques militarisées constitutionnellement discutables, qui semblent davantage conçues pour supprimer la dissidence que pour maintenir la paix.
Dans son plus récent rapport portant sur le Canada, la Commission des droits de l’homme des Nations unies s’inquiète de l’usage excessif de la force lors des manifestations et exhorte le gouvernement fédéral à « redoubler d’efforts pour que toutes les allégations de mauvais traitements et d’usage excessif de la force par la police fassent rapidement l’objet d’une enquête impartiale confiée à des organes de contrôle forts et indépendants, dotés de ressources suffisantes à tous les niveaux, et pour que les auteurs de ces violations soient poursuivis et dûment sanctionnés ». Pourtant, malgré les préoccupations exprimées partout au pays quant aux effets des violations importantes et récurrentes des libertés fondamentales commises par les services policiers, les gouvernements restent muets sur la question.
Au fil des ans, les journalistes sont devenus à la fois des témoins et des cibles collatérales de ces violations. Le 1er mai 2000, trois journalistes ont été arrêtés et détenus lors d’une des toutes premières arrestations de masse à Montréal, un incident que la présidente de la FPJQ avait alors qualifié de « une bavure grave et intolérable des forces policières ». Seize ans plus tard, un tel comportement de la part de la police est devenu habituel. « S’il n’y a plus de respect pour les journalistes, on est foutus », met en garde Annick MH de Carufel, qui voit dans la restriction de sa propre liberté en tant que photographe le signe d’une érosion plus générale du droit constitutionnel à la libre expression.
Une version anglaise de ce texte a été publiée dans la Review of Free Expression in Canada, lancée par Canadian Journalists for Free Expression dans le cadre de la Journée mondiale de la liberté de presse.
“Pourtant, malgré les préoccupations exprimées partout au pays quant aux effets des violations importantes et récurrentes des libertés fondamentales commises par les services policiers, les gouvernements restent muets sur la question. OU ” Pourquoi les politiciens défendent-ils systématiquement la police (à l’occasion il peut y avoir un bouc émissaire – ex: agente 728) et restent muets? – la police (en fait les forces militaires) sont le dernier rempart du pouvoir politique sur le peuple. Ils ne sont tout de même pas pour se tirer dans le pied. Logique et rationnel.