Ce texte est inspiré d’une présentation de l’Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) lors d’un panel sur l’avenir de l’information, présenté par la Fédération nationale des communications de la CSN (FNC-CSN) dans le cadre du Forum social des peuples le 22 août dernier à Ottawa.
« Du reporter freelance, les gens gardent l’image romantique d’un journaliste qui a préféré la liberté de traiter les sujets qui lui plaisent à la certitude d’un salaire régulier. Mais nous ne sommes pas libres, bien au contraire. »
Cette citation-choc de Francesca Borri, tirée de sa Lettre d’une pigiste perdue dans l’enfer syrien, publiée le 9 août 2013 dans le Nouvel Observateur, permet d’entrée de jeu de mettre en perspective le débat sur la précarité des journalistes au Canada. En effet, sans vouloir en minimiser l’importance, la précarité relative des journalistes d’ici ne se compare pas à la précarité absolue – physique, psychologique et économique – dans laquelle de nombreux journalistes exercent le métier dans les zones de guerre ou dans des contrées où la liberté de presse est à toutes fins pratiques inexistante. Un an après les États Généraux du journalisme indépendant au Québec, l’état des lieux de la profession n’en demeure pas moins inquiétant.
UN PAS EN AVANT, DEUX PAS EN ARRIÈRE…
Deux sondages distincts, réalisés respectivement par l’AJIQ et FPJQ en 2013 auprès des journalistes professionnels du Québec, montrent que le travail précaire en journalisme augmente. Cette précarité professionnelle a des impacts négatifs sur plusieurs aspects du travail journalistique, tant au niveau des relations de travail que des conditions de pratique, et mine à la fois l’indépendance et la qualité du journalisme. Cette tendance observée depuis de nombreuses années semble nous ramener petit à petit vers un journalisme d’une autre époque où les salaires médiocres, les conditions de travail précaires et l’absence de sécurité d’emploi rendait les journalistes vulnérables à toutes sortes d’influences et de conflits d’intérêts.
La dégradation des conditions de travail des journalistes et la dégradation subséquente de la qualité du travail journalistique s’accélère sous l’effet des mutations actuelles du monde des médias. Si les causes de cette dégradation sont multiples et complexes, une chose est certaine, c’est que les transformations en cours sont l’aboutissement de près d’un demi-siècle de financiarisation des entreprises de presse, de concentration de la propriété médiatique et, plus récemment, de convergence de contenus informationnels, culturels et commerciaux sur diverses plateformes.
Dans ce contexte d’hyper-concurrence, les journalistes professionnels se trouvent dans une position de dépendance de plus en plus grande face aux principaux donneurs d’ouvrage sur le marché. La profession souffre les conséquences des dysfonctionnements d’un marché oligopolistique de plus en plus déréglementé, dont les structures économiques mêmes entraînent le journalisme dans une crise à la fois financière, technique et institutionnelle.
LA TRIPLE CRISE DU JOURNALISME
Les modèles d’affaires de la presse de masse, développés au XIXe et au XXe siècles, sont encore largement inadaptés aux réalités de l’économie contemporaine des médias. Comme le faisait remarquer la secrétaire générale de la FNC-CSN, Pascale St-Onge, lors de sa présentation au FSP, « la migration des revenus publicitaires vers d’autres marchés que les médias traditionnels force ces derniers à s’adapter aux nouvelles technologies pour suivre les habitudes de consultation de l’information des citoyens mais aussi les nouvelles tendances en publicité ». En parallèle on assiste à une valse des transactions, fusions et restructurations que certains experts qualifient de « berlusconisation » (ou encore de « péladisation ») de l’économie des médias.
Les entreprises de presse privée se lancent dans des guerres commerciales dont le public, les journalistes et la presse indépendante sont les premières victimes, comme en témoigne le dénouement récent de la « guerre des hebdos » régionaux entre Québécor et Transcontinental, tandis que les radio-télédiffuseurs publics subissent des compressions draconiennes. Des transactions multimilliardaires se concrétisent dans le secteur des technologies de l’information et de la communication et ce, sur fond de crise financière dans le secteur des médias d’information. De cette fragilité financière de la presse, résulte une précarisation croissante du journalisme professionnel tant dans le secteur privé que dans le secteur public : une précarité qui traduit l’incapacité croissante des entreprises de presse, publiques comme privées, d’assurer des conditions de travail décentes aux journalistes, mais aussi l’inaptitude grandissante de ces entreprises à produire une information d’intérêt public, diversifiée et indépendante.
Malgré l’explosion dans la variété, sur le plan technique, de supports et des formats, on assiste en effet à une baisse de la qualité, mais aussi de la quantité d’information originale produite par les entreprises de presse traditionnelle. Par ailleurs, la mutation des supports et des formats médiatiques ainsi que la multiplication et fragmentation des canaux de communication transforment radicalement les pratiques journalistiques. Comme le faisait remarquer Edwy Plenel, fondateur du site d’information Médiapart, « l’avènement du média personnel » et « la révolution d’Internet » ont « fait tomber de son piédestal le journalisme ». En conséquence, celui-ci doit aujourd’hui « réapprendre, parfois à ses dépends, que le jugement, le point de vue, l’analyse ou le commentaire, l’engagement, l’expertise et la connaissance ne sont pas sa propriété exclusive ».
La fin du monopole des journalistes professionnels sur la production et la diffusion d’information est par ailleurs, du moins partiellement, à la source de la crise institutionnelle du journalisme. Malgré le travail de certaines unités de journalisme d’enquête, on assiste actuellement à l’érosion de la confiance du public envers les médias en général et envers les journalistes professionnels en particulier. Le nivellement par le bas de la qualité de l’information qui se traduit notamment par une évacuation de l’information à caractère sociopolitique au profit d’une information à caractère de plus en plus commercial et l’instrumentalisation commerciale et politique du travail journalistique ne sont certainement pas étrangers à cette crise de confiance. La perte de confiance du public peut s’expliquer en partie par la mise au jour, par des intellectuels critiques (et, plus rarement, par les journalistes eux-mêmes), des mécanismes de détournement idéologique de l’information à l’oeuvre dans ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler le modèle propagandiste des médias.
À tort ou à raison, les critiques envers le journalisme professionnel fusent de part et d’autre de l’échiquier politique : autant les élites de droite accusent les médias d’être trop à gauche, autant la base des mouvements sociaux de gauche accusent les médias d’être trop à droite. Quoi qu’il en soit, la crise de confiance du public envers le journalisme est bien réelle.
DES COMBATS URGENTS
Anne-Marie Brunelle rappelait récemment dans les Nouveaux cahiers du socialisme que le mouvement de syndicalisation des journalistes des années 1950-1960 ne pouvait pas se contenter d’une presse libre, mais réclamait des « journalistes libres ». Face à la crise contemporaine, on pourrait aujourd’hui inverser la formule : on ne peut pas se contenter aujourd’hui de journalistes libres, il nous faut une presse libre. Le milieu journalistique pourrait faire sien le programme énoncé par Edwy Plenel dans Combat pour une presse libre, soit: « défendre l’indépendance, promouvoir la qualité, restaurer la confiance ». Ce combat, nécessaire et urgent pour le journalisme, se joue en effet sur trois fronts indissociables : la défense de l’indépendance du journalisme, l’amélioration des conditions de pratique des journalistes et la revalorisation du travail journalistique.
L’indépendance en question ?
Le milieu journalistique ne peut ignorer qu’il existe une divergence grandissante entre les intérêts financiers et politiques des propriétaires d’entreprise de presse (incluant les gouvernements fédéral et provinciaux) et l’intérêt du public. On ne peut que saluer la conscience professionnelle des journalistes qui persistent à produire une information indépendante et de qualité dans ce contexte, mais la précarité tend à effriter leur liberté de conscience ou à limiter leur liberté d’expression.
C’est d’ailleurs ce qu’a révélé le congédiement du journaliste Pierre Allard après que celui-ci eut osé critiquer, sur son blogue personnel, l’éventuelle fermeture des quotidiens régionaux du groupe Gesca. Le propos de l’éditorialiste invité du journal Le Droit est éloquent : « J’ai toujours cru que le milieu journalistique en était un de remises en question constantes, de contestation, de reddition de comptes, du second regard, de réflexion et, par conséquent, de diversité et de choc d’idées. S’il reste quelque chose de ce bouillonnement que j’ai connu, ça ne paraît pas. Trop de journalistes ont la bouche cousue… »
Si la conscience professionnelle des journalistes est le dernier rempart de l’indépendance du journalisme, celle-ci ne tient donc plus qu’à un fil bien précaire. En effet, les conflits d’intérêts individuels liés à la précarité professionnelle croissante et les conflits d’intérêts corporatifs liés à la concentration de la propriété et à la convergence des contenus mettent à mal les valeurs fondamentales du journalisme.
Les journalistes ne peuvent évidemment pas porter l’entière responsabilité de défendre la liberté de presse. Il appartient autant à la profession qu’aux entreprises de presse, aux institutions publiques et à la société civile en général de promouvoir un journalisme d’intérêt public, indépendant de quelques intérêts politiques ou financiers que ce soit.
À cet égard, le soutien notamment financier au journalisme indépendant et la reconnaissance de la contribution des médias communautaires ou « citoyens » à l’équilibre de l’écosystème médiatique est essentiel. Par ailleurs, il est possible, pour peu que l’on favorise le développement d’une culture de la critique médiatique et de l’autocritique journalistique et que l’on améliore l’éducation aux médias, de concevoir la démocratisation de l’espace médiatique non pas comme une menace au journalisme professionnel, mais bien comme une contribution à la diversité des voix, à l’évolution des formes et des supports médiatiques ainsi qu’au renouvellement des approches journalistiques.
Une situation intenable
La communauté journalistique aura beau réitérer son engagement envers la mission première du journalisme, soit de contribuer à la délibération collective et d’éclairer le débat public, elle doit tout de même reconnaître que les conditions même de l’exercice du métier rendent cette mission de plus en plus impraticable.
Le contexte de crise accentue un déséquilibre de long date dans les relations industrielles au sein du secteur des médias d’information, un débalancement qui ne fait qu’aggraver la dégradation des conditions de travail et fragiliser le rapport de force entre les journalistes et les entreprises de presse. Les journalistes pigistes sont particulièrement touchés, en raison de l’absence d’un mécanisme de représentation et de négociation collective, mais il y a de plus en plus de journalistes précaires au sein même des entreprises de presse qui subissent de plein fouet les impacts de la crise, dont par exemple les surnuméraires de Radio-Canada.
Si le contrat que TC Média a tenté d’imposer à ses collaborateurs est un exemple frappant d’abus courants envers les pigistes, notamment en termes de rémunération et de propriété intellectuelle, la pratique n’a rien de nouveau. Le recours collectif intenté par l’AJIQ en 1999 contre des éditeurs de périodiques pour violation de droits d’auteurs en fait foi.
Il est donc urgent de (re)créer un rapport de force face aux entreprises de presse et face au gouvernement à travers une action syndicale concertée et déterminée. Ce combat, au delà des luttes syndicales locales au sein des salles de presse des divers médias, passe nécessairement par des représentations sectorielles afin d’instaurer un cadre réglementaire visant à pallier au déficit d’auto-régulation du marché. Un tel cadre pourrait éventuellement inclure des dispositions anti-trust qui permettraient de « remettre la pâte à dents dans le tube » pour reprendre l’expression de l’ancienne ministre de la Culture et des Communications, Christine St-Pierre, suite au dépôt du rapport sur l’avenir de l’information au Québec en 2011.
Le combat contre la précarité des journalistes ne devrait par ailleurs pas être dissocié d’une lutte plus globale contre la tendance généralisée à la précarisation du travail qui est en « progression fulgurante » et qui semble « s’accélérer sous l’effet de la crise », selon Pierre Laliberté, économiste au Bureau international du travail. La lutte pour l’amélioration des conditions de travail des journalistes (ou pour en freiner la dégradation) doit donc s’inscrire dans le cadre de mobilisations intersectorielles et intersyndicales contre le travail précaire.
De la même manière, les luttes sectorielles des journalistes gagneraient à être menées plus explicitement dans une perspective de résistance contre le virage néolibéral en cours. Par exemple, on peut voir dans les compressions à Radio-Canada/CBC une manifestation parmi d’autres des politiques d’austérité mises de l’avant par les gouvernements fédéral et provincial. L’intimidation policière auprès de journalistes pour obtenir de l’information sur les sources médiatiques dans certaines enquêtes journalistiques pourrait être perçue comme le symptôme d’une hausse de la répression et du profilage politique. Enfin, le projet de loi sur l’utilisation des contenus journalistiques à des fins de publicité politique témoigne d’une logique de contrôle de l’information qui vise à détourner les processus et institutions démocratiques à des fins partisanes et électoralistes.
Confiance à rebâtir
Le fait que ces attaques frontales à la liberté de presse et à l’indépendance des journalistes se déroulent dans une relative indifférence du public témoigne de la gravité de la crise institutionnelle du journalisme. Il est donc impératif de mobiliser la communauté journalistique et le public qu’elle dessert autour d’une vision positive du journalisme contemporain, axée sur les opportunités et les défis que posent les mutations actuelles du monde des médias pour la vie démocratique.
Dans un article publié en 2010 dans le revue sociale et politique À Babord!, Stéphane Baillargeon, plaidait en faveur de la « revalorisation du métier de base, du journalisme dans sa fonction essentielle et fondamentale » et appelait les journalistes à « renouer avec l’analyse, la compréhension, l’explication, la critique, l’enquête et la mise en perspective ».
« Notre métier ne peut plus être pratiqué d’en haut, tel un argument d’autorité qui ne souffrirait pas la discussion, ni entre nous seuls, comme une histoire pour initiés qui tiendrait à distance le lecteur », affirmait Edwy Plenel. La révolution numérique en cours a en effet transformé les rapports entre les médias, les journalistes et le public. De ces transformations découlent un changement de paradigme qui a des effets sur toutes sortes de questions touchant autant la déontologie journalistique que le statut des journalistes, la fonction du journalisme ou la formation des journalistes.
« La crise actuelle des médias et les mutations numériques en cours », affirmait Stéphane Baillargeon offre « une formidable occasion de se questionner collectivement et personnellement sur la valeur du journalisme le plus exigeant. » L’avenir du journalisme dépendra en grande partie de la capacité des journalistes à aborder ces débats avec ouverture et à chercher des solutions qui répondent à la fois à leurs aspirations professionnelles et au besoin du public d’accéder à une information indépendante et de qualité.